Dans les années 60, Jacques Ricot n’était pas encore le philosophe reconnu qu’on a connu. C’était un jeune catholique du cercle Jean 23 à Nantes, animé par cette énergie particulière qui caractérisait l’époque. Une période de contestation joyeuse, comme le raconte Denis Moreau, philosophe et ami proche de Jacques, qui nous livre un portrait touchant de cet homme hors du commun.
« Je ne l’ai pas connu à cette époque, » confie Denis Moreau avec une pointe de regret dans la voix. Mais les récits qu’il en a gardés dessinent le portrait d’un homme déjà habité par ses convictions. Jacques Ricot a milité au PSU – ce parti disparu qui naviguait entre socialisme et communisme – et a secoué le diocèse de Nantes avec son cercle de catholiques contestataires.
Le marxisme l’a effleuré sans jamais le capturer complètement. Ce qui l’animait vraiment, c’était cette soif de justice sociale, cette envie de réformer, de bousculer l’ordre établi. Tout ça au nom de sa foi catholique. Déjà, on voyait se dessiner cette dualité qui le caractérisera toute sa vie : une fermeté absolue sur les principes, enrobée d’une douceur désarmante.
Le pouvoir des mots justes
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Cette phrase de Camus, Jacques Ricot la citait systématiquement en ouverture de ses conférences. Aujourd’hui, tout le monde la connaît. Mais il y a quinze ans ? Denis Moreau se demande même si Jacques ne fait pas partie de ceux qui l’ont popularisée.
Cette obsession pour l’exactitude du langage n’était pas qu’un tic de prof. C’était une philosophie de vie. Pour Jacques, mal nommer les choses, c’était violent. Ça créait des malentendus, ça empêchait le dialogue véritable. Alors il pesait chaque mot, sculptait chaque phrase avec un soin méticuleux.
Dans le débat sur la fin de vie, cette exigence prenait tout son sens. Prenez le mot « dignité » par exemple. L’association pour le droit de mourir dans la dignité – l’ADMD – utilisait ce terme comme un étendard. Ça mettait Jacques en colère. « Ça sous-entend qu’il y a des gens dignes de vivre et d’autres pas, » argumentait-il. Il fallait redéfinir, clarifier, s’accorder sur les termes avant même d’engager le débat de fond.
Le professeur qui ne s’est jamais arrêté d’apprendre
La deuxième vie de Jacques Ricot, c’était celle du professeur. Au lycée Clémenceau de Nantes, il enseignait la philosophie en classe prépa. Pas le genre à pontifier du haut de sa chaire – plutôt un passeur, un pédagogue dans le vrai sens du terme.
Il a écrit des livres. Beaucoup de livres. Sur le pardon, la paix, l’humain et l’inhumain. Rien de prétentieux – des ouvrages qui cherchaient à synthétiser, à rendre accessible le savoir philosophique. Pas de recherche d’originalité à tout prix, juste cette volonté de transmettre.
Et puis, quand l’âge de la retraite est arrivé, Jacques a fait ce que font la plupart des gens : il s’est reposé. Ah non, pardon. Il a décidé de faire une thèse. Oui, vous avez bien lu. À plus de soixante ans, cet homme a frappé à la porte de Denis Moreau – qui avait vingt ans de moins que lui – et lui a demandé de diriger ses recherches doctorales.
« C’est un peu le monde à l’envers, » sourit Denis Moreau en évoquant ce souvenir. « C’est pas souvent qu’on a un thésard de cette valeur. » La thèse est devenue un livre de référence : « Penser la fin de vie », publié aux éditions PUF. Un ouvrage qui a marqué tous ceux qui travaillent sur le sujet, complété et réédité plusieurs fois au fil des années.
Trente ans au chevet des mourants
Comment un philosophe en vient-il à passer trois décennies auprès des personnes en fin de vie ? Pour Jacques Ricot, c’était comme si tous les fils de sa vie se nouaient enfin ensemble. Le chrétien qui savait l’opposition de l’Église catholique à l’euthanasie. Le militant qui avait trouvé sa cause. Le professeur qui pouvait enfin mettre sa pensée au service d’un combat concret.
Quand la revendication de l’euthanasie a commencé à monter en puissance dans la société française, Jacques s’est engagé avec une générosité qui frôlait l’abnégation. Il sillonnait la France, le Canada aussi. Des dizaines de conférences chaque année. « Il était absolument infatigable, » se souvient Denis Moreau. « Ou peut-être même qu’il était très fatigué mais qu’il continuait à le faire. »
Son expertise lui a valu d’être auditionné à l’Assemblée nationale et au Sénat lors des débats sur la loi Claeys-Leonetti. Pas mal pour un philosophe qui aurait pu se contenter de sa chaire et de ses livres, non ?
L’amitié par-delà les désaccords
Voici une histoire qui devrait nous faire réfléchir à l’heure des réseaux sociaux et de la polarisation des débats : Jacques Ricot était ami avec Henri Caillavet, président de l’ADMD. Oui, ami. Pas « contact LinkedIn » ou « ami Facebook » – ami au sens profond du terme.
Ils étaient pourtant aux antipodes sur la question de l’euthanasie. L’un la défendait corps et âme, l’autre y voyait une dérive dangereuse. Mais à force d’échanger des arguments, de se disputer peut-être aussi, quelque chose s’est créé. Une forme de respect mutuel qui a évolué en véritable amitié.
« C’est une belle leçon, » souligne Denis Moreau. « C’est pas parce qu’il y a des désaccords qu’il doit y avoir de la haine ou du mépris. » Dans un monde où on s’insulte au moindre désaccord, où les débats tournent systématiquement à l’invective, cette amitié improbable ressemble à un petit miracle. Ou plutôt à une leçon de philosophie appliquée.
Jacques n’était pas prêt à transiger sur ses principes – jamais. Mais il était capable d’écouter, de respecter, de reconnaître l’humanité de son adversaire. C’est peut-être ça, finalement, la vraie fermeté : tenir bon sur ses convictions sans pour autant mépriser ceux qui pensent différemment.
La cohérence jusqu’au bout
L’été dernier, Jacques Ricot est tombé malade. Gravement malade. Et là, forcément, tout le monde s’est posé la question. Comment celui qui avait tant écrit sur la fin de vie allait-il vivre la sienne ? Il y a souvent un gouffre entre la théorie et la pratique, entre ce qu’on prône et ce qu’on fait quand ça nous arrive vraiment.
Denis Moreau reste pudique sur les détails – c’est du personnel, de l’intime. Mais il peut témoigner de ça : Jacques a vécu sa fin de vie « de façon exemplairement cohérente avec ce qu’il avait défendu. » Il a été pris en charge à la Maison de Nicodème à Nantes, une institution de soins palliatifs. Exactement comme il l’avait toujours souhaité pour ceux qui se trouvent dans cette situation.
Pas d’euthanasie. Pas d’acharnement thérapeutique non plus. Juste un accompagnement digne, humain, jusqu’au bout. La preuve vivante – ou plutôt mourante – que cette troisième voie qu’il défendait n’était pas qu’une belle théorie.
Il y a quelque chose de tragiquement ironique dans le timing. Jacques Ricot s’en va au moment même où la France s’apprête probablement à adopter une loi sur l’euthanasie. « C’est peut-être un peu triste pour moi de voir que le moment de sa mort va sans doute coïncider avec la défaite de ses idées, » confie Denis Moreau. Mais il ajoute aussitôt : « Je pense que ce qu’il a défendu restera. »
Un type bien, tout simplement
« C’était un type bien. » Denis Moreau le répète plusieurs fois. Comme si ces mots simples résumaient tout ce qu’il y a à dire. Pas de grandes envolées lyriques, pas de portrait hagiographique. Juste ça : un type bien.
Jacques Ricot avait des défauts, bien sûr. Comme tout le monde. Mais il y avait chez lui cette unité rare entre la pensée et la vie, cette combinaison de rigueur intellectuelle et de douceur humaine qui marque ceux qui le rencontrent.
Quand Denis Moreau est arrivé à Nantes en 1996, jeune, timide, sans confiance en lui, c’est Jacques qui lui a dit : « Tu sais, t’as peut-être un petit talent pour la philo. Tu devrais écrire. » Il l’a poussé à faire des conférences, à publier. « Il m’a donné du mouvement pour aller plus loin, » dit-il en reprenant une expression du philosophe Malebranche.
Depuis la mort de Jacques, il y a un trou. « Un vrai trou. » Pas un ami Facebook parmi des milliers, mais un ami au sens d’Aristote et de Cicéron. Le genre d’ami qu’on a quatre ou cinq fois dans une vie si on a de la chance.
Combien d’autres ont reçu ce « mouvement pour aller plus loin » de la part de Jacques Ricot ? Combien de soignants, de familles, de personnes en fin de vie ont croisé sa route et en ont été transformés ? On ne le saura jamais vraiment. Mais c’est peut-être ça, finalement, le vrai legs d’un philosophe : pas tant ses livres que les vies qu’il a touchées.